Alors, c’est quoi le plan ?

Plan et planification. Voici deux mots qui fleurent bon les années de Guerre Froide, de l’après-guerre et des 30 Glorieuses. Un temps où futur et progrès se paraient d’atours forcément positifs, même s’ils ne revêtaient pas les mêmes couleurs, selon l’endroit où l’on vivait. En France, avec la fin du Commissariat général au Plan en 2006, ces deux mots avaient quelque peu disparu des radars politico-économiques bien que de nombreux plans, dans de nombreux domaines, centrés sur une cause, aient été lancés ces dernières années.

L’avenir de la planète au premier plan

Mais voici qu’avec un concept-programme porté par deux candidats à l’élection présidentielle, cette planification oubliée revient sur le devant de la scène, teintée cette fois d’un vert écologique affirmé. Rendons à Jean-Luc ce qui appartient à Jean-Luc. Des deux candidats, Monsieur Mélenchon fut le premier à en faire état, il y a déjà plusieurs années. Emmanuel Macron reprit la balle au bond lors de la dernière élection présidentielle jusqu’à nommer Elisabeth Borne à la fois Première ministre et aussi responsable de la planification écologique, assistée notamment d’un secrétaire d’Etat dédié à la question. Avant de revenir plus longuement sur ce nouvel horizon planifié, notons que la planification écologique tient à la fois du pléonasme et de l’oxymoron. Pléonasme puisque planification et écologie se placent dans une perspective temporelle à long terme qui les rapproche. Oxymoron car la planification incarne à l’origine une certaine idée de la production et du productivisme, tout le contraire de l’écologie.

La planification commence par voir rouge

Historiquement, la planification est l’apanage de l’URSS qui la première l’érigea en pilier de son avenir économique. Dans la continuité de la NEP (Nouvelle Politique Economique) lancée par Lénine, le Gosplan, soit le Comité d’Etat pour la planification, est créé en février 1921 avec à sa tête Gleb Kriianovski comme premier président. A charge pour le Gosplan de réaliser les objectifs fixés par le Politburo, organe directeur du Parti communiste et donc du pays. Pour ce faire, il se devait de récolter un ensemble conséquent d’informations afin de mettre en musique la politique définie et atteindre les objectifs fixés. Or pour Hélène Richard, « l’information, voilà le principal problème de l’économie soviétique. »1

 

Sujet à débats

Alors que la planification fait ses premiers pas sur l’immense territoire soviétique, elle s’impose très vite comme un sujet majeur pour les économistes et autres intellectuels qui y voient une de ces opportunités à controverse dont ils raffolent. Pour Oskar Langer, économiste et diplomate polonais qui soutient l’idée d’un socialisme de marché, la planification fonctionne à condition que l’autorité centrale impose aux acteurs économiques de se faire une idée de la demande réelle de chaque produit. Dans « Pourquoi le socialisme ? », Albert Einstein soutient de façon un peu relative qu’une utilisation planifiée des moyens de production est nécessaire même si la bureaucratie et la centralisation posent problème. Des difficultés également soulignées par Wlodzimierz Brus, ancien chef de la propagande du parti communiste polonais après la Seconde guerre mondiale, qui souligne lui qu’une économie centralisée peut se trouver vite dépasser par les problèmes toujours plus grands à résoudre, les connaissances et informations devenant nécessairement toujours plus nombreuses quand le nombre de produits fabriqués s’accroit. Il se rapproche en ce sens d’un opposant à la planification, Ludwig von Mises, économiste autrichien, qui pense qu’une économie planifiée aura du mal à répondre à la complexité de l’activité économique. Il la juge aussi impossible dans la mesure où la valeur relative des biens est fixée de façon arbitraire et donc irrationnelle, contrairement à ce qui se passe dans le cadre d’une économie où les prix sont libres. Une thématique essentielle partagée par Friedrich von Hayek, lui aussi économiste autrichien, pour qui les prix sont porteurs d’informations que la bureaucratie ne peut maîtriser. Problème d’information toujours avec Michael Polyani, philosophe hongrois, qui oppose les sociétés polycentriques aux sociétés monocentriques, c’est-à-dire planifiées, les premières traitant des volumes d’informations supérieures de par la liberté accordée aux individus. On le voit, l’information s’impose vite comme l’une des clés de la planification. Nous y reviendrons.

 

Le bon plan à la française

Ces débats intenses n’ont pas empêché la planification de franchir les frontières de l’URSS pour gagner d’autres pays. Suite à la crise de 29, d’anciens élèves de l’Ecole polytechnique créent en septembre 1931 X-Crise, qui deviendra ensuite le Centre polytechnicien d’études économiques. X-Crise posera les fondations de la planification à la française. Le régime de Vichy s’empare également du sujet, mais c’est au sortir de la Seconde guerre mondiale qu’elle se concrétise. En 1946, le Commissariat général au Plan, dirigé par Jean Monnet, voit le jour associant des parties prenantes fort diverses. Dans un contexte de pénurie et de déliquescence économique, il s’agit de construire un projet collectif pour donner un nouvel élan à un pays meurtri. Dans un premier temps, l’objectif est de faire redémarrer l’outil de production, d’élever le niveau de vie et d’améliorer l’habitat et la vie collective. Six secteurs sont priorisés : le charbon, l’électricité, le ciment, le machinisme agricole, le transport et l’acier. Secteurs qui pour certains seront à l’origine de la construction européenne initiée par Jean Monnet en 1951 avec la création de la Communauté européenne du charbon et de l’acier. Contrairement aux pionniers soviétique, la planification française mise sur la mobilisation du privé pour atteindre ses objectifs. 11 plans seront conduits avec leur lot de réussites et d’échecs. Au rayon des premières, le TGV initié par le 6ème plan, tout comme le nucléaire. Au passif des seconds, le plan câble. Aujourd’hui, France Stratégie a remplacé le Commissariat général au Plan et François Bayrou dirige le Haut-Commissariat au Plan.

 

La voie de la souplesse chinoise

La Chine s’impose comme un autre pays où la planification a fait florès. Depuis 1953, année qui marque l’instauration du premier plan quinquennal, 14 plans se sont succédé, le dernier portant jusqu’en 2025. Fondé à l’origine sur le modèle économique soviétique, la planification « à la chinoise » a su évoluer pour faire preuve de plus de souplesse, notamment depuis le virage opéré par Deng Xiaoping en 1978 avec le lancement de la réforme économique chinoise. Il est désormais loin le temps où le deuxième plan quinquennal chinois provoquait une gigantesque famine entrainant la mort de 15 millions de personnes. Lors des Prospective Days organisé par C-Ways pour le compte de Cetelem en 2019, nous avions souligné un facteur qui participe aussi du succès de la planification à la chinoise : « En apparence on s’adresse à chaque individu pour répondre à ses besoins propres, mais en réalité le collectif prime retrouvant là la dimension confucianiste d’une collectivité en mouvement et des ego en auto-amélioration, composant autant d’ego-systèmes ».

 

L’exemplaire planification de la voiture électrique

Le succès en Chine de la voiture électrique illustre à merveille cette évolution. Qualifié de « grand bond en avant industriel » par France Stratégie2, ce succès doit beaucoup à Wan Gang, aujourd’hui ministre des Sciences et de la Technologie. Dès les années 90, il travaille sur le développement du véhicule électrique et se fait fort de convaincre le gouvernement de miser sur lui. Objectif atteint en 2011 avec la décision consignée dans le 12ème plan de faire de l’efficacité énergétique une priorité nationale, et notamment l’objectif de produire en 2015 500 000 véhicules électriques et hybrides et 5 millions de véhicules électriques dès 2020. Il en résultera la création d’un écosystème qui, confronté au départ à l’échec, va peu à peu s’adapter pour aller au-delà des objectifs fixés. Comme l’explique toujours France Stratégie, « cette performance remarquable s’explique surtout par la taille du marché intérieur chinois — le plus grand du monde — et par les capacités dirigistes du gouvernement. Avec un mélange de planification et d’ajustements pragmatiques, ce dernier a su mobiliser une grande variété d’instruments de politique économique, en maniant tour à tour les barrières douanières strictes, des subventions généreuses et, plus récemment, des mécanismes plus économes en dépenses publiques. » Beaucoup plus tard, l’Union européenne débloquera 3 maigres milliards d’euros pour mettre en œuvre son programme European Battery Innovation.

 

Au tour des entreprises de voir loin

Peut-être sous l’effet d’une capillarité efficace, la planification a diffusé du niveau macro au niveau micro. Sans crainte d’être taxées de marxistes ou de soviétiques, les entreprises se sont également résolues à envisager ce principe stratégique de gouvernance. Cette conversion doit beaucoup à Igor Ansof, mathématicien américain d’origine russe – ce qui ne manque pas d’ironie, vu le sujet – « inventeur » de la gestion stratégique en entreprise. De planification stratégique, son concept a peu à peu évolué vers le management stratégique, version soft moins connotée idéologiquement. On doit aussi à Igor Ansoff la matrice qui porte son nom, utilisée pour définir les différences stratégies de croissance d’une entreprise et censée aider les dirigeants à prendre les bonnes décisions.

A ses débuts dans les années 50, la planification stratégique s’étend sur un horizon à cinq ans, se limite à la prise en compte des seuls marchés où l’entreprise est présente et repose sur l’analyse de données macroéconomiques classiques (demande, prix, concurrence, etc.). A partir des années 70, son horizon se restreint à trois années au plus, sous l’effet d’un développement technologique toujours plus rapide, d’une mondialisation qui pointe le bout de son nez et d’une concurrence multiple et généralisée.

 

La data sans aucun doute

Qu’en reste-t-il aujourd’hui ? L’évidence et la nécessité pour une entreprise, particulièrement un grand groupe, de définir des plans pluriannuels, aux noms parfois dignes des titres des films de super héros. Des plans où développement de part de marché et innovation technologique voisinent souvent, et surtout, avec réduction des coûts. Et, on en revient au nerf de la guerre de la planification, il en ressort que l’information est le cœur nucléaire de la planification ou du management stratégique, appelez ça comme vous voulez. Dites data, l’idée est identique. Avec l’utilisation de la data, la planification se fait plus fine, particulièrement au contact de la prospective qui lui donne les moyens d’aller plus loin, d’être plus pertinente et plus efficace. A la manière d’un IRM qui découperait cette planification en tranches fines pour y voir plus clair, la conjonction prospective-data facilite un séquencement qui vient optimiser la démarche. L’approche tri-dimensionnelle sales planning, product planning et capacity planning développée par C-Ways pour le compte de certains de ses clients va ainsi dans ce sens.

 

Une planification qui doit désormais faire consensus

Pour autant, cette data est loin d’être désincarnée, déshumanisée, et ne saurait se résumer à un objet purement statistique. Ce qui nous ramène au départ de cet article, à savoir la planification écologique. Comme le souligne, dans un entretien sur France Culture, Daniel Agacinski, chef de projet du département « société et politique sociale » chez France Stratégie, « il ne s’agit pas de refaire évidemment la même chose qu’en 1946. Il ne suffit pas de rassembler un syndicat et un groupe d’employeurs pour définir un projet de société qui entraîne tout le monde. Nous voyons bien aujourd’hui, avec les conventions citoyennes, les consultations en ligne, comment nous essayons de recréer de la participation collective et du consensus, de la mise en débat de projets de société. » L’économiste Eric Monnet souscrit à ce propos en soulignant que « le défi actuel repose sur la nécessité d’une participation accrue des citoyennes et citoyens aux modes de décision, au niveau local comme au niveau national. »3 Et Jean-Marie Bezat d’ajouter, « dans les années 1950-1970, les gouvernements ne s’embarrassaient pas de l’avis du bon peuple. »4

 

De belles prospectives pour l’avenir

Cette mobilisation du plus grand nombre, que ce soit à l’échelle macro ou à l’échelle micro, est consubstantielle de la planification pour qu’elle réussisse. Et de la même manière, les outils pour la mettre en œuvre doivent être aussi globaux et s’appuyer sur l’utilisation la plus vaste possible de l’information : technique, économique, physique, sociétale, socio-économique, énergétique… La liste est loin d’être exhaustive. C’est là que la prospective a pleinement son rôle à jouer pour éclairer dans sa globalité la planification des Etats comme celle des entreprises, pour balayer tous les scénarios afin de choisir celui qui sera le plus porteur d’un avenir souhaitable.

 

 

1 Le Monde Diplomatique, « Manuel d’économie critique », hors-série 2016

2 Note d’analyse de France Stratégie, n°70, septembre 2018

3 Le Monde, 27 mai 2022

4 Le Monde, 16 mai 2022