Alors que la question environnementale figure désormais parmi les principales préoccupations exprimées par les Français, d’autres signaux portent à croire que leurs comportements de consommation, en de nombreux aspects, sont encore décorrélés de cette inquiétude grandissante. Faites ce que je dis, pas ce que je fais ! Voilà des mots qui résument bien la situation observée auprès de consommateurs français quelque peu… schizophrènes.
Comment s’illustre cette dissonance ? Quels en sont les symptômes les plus marquants ? Quelles explications apporter et quelles perspectives espérer ? Décryptage d’un paradoxe.

 

L’émergence d’une génération au bord de la crise de nerfs

Septembre 2019. L’enquête annuelle d’Ipsos-Sopra Steria pour Le Monde, Fractures françaises, est formelle. “La protection de l’environnement” caracole en tête des préoccupations exprimées par les Français (pour 52%), loin devant le taux de chômage, la menace terroriste ou le pouvoir d’achat, qu’on retrouve plus traditionnellement citées. C’est une première, qui fait écho à la percée surprise d’EELV lors des élections européennes de cette même année. Deux ans plus tard, malgré une pandémie mondiale qui a nécessairement rebattu les cartes, Fractures françaises révèle que 39% des Français citent toujours la protection de l’environnement comme préoccupation première, juste derrière l’épidémie de Covid-19.

Cette proportion grimpe même à 60% auprès des jeunes Français de 15 à 35 ans (étude BCG/MoHo, Ce que pensent les jeunes). Une étude récente de The Lancet Planetary Health va encore plus loin en montrant que, parmi les 16-25 ans, près d’un jeune sur deux se dit affecté au quotidien par une véritable éco-anxiété, et que trois quarts jugent notre futur “effrayant”. Ils sont 92% à indiquer vouloir travailler pour une entreprise en accord avec leurs valeurs, et 75% à pointer du doigt le manque d’engagement concret des grandes entreprises en termes de RSE (source Jam Trends).

Ils vont même jusqu’à rejeter en bloc les entreprises qui prétendent agir mais ne le font pas, et fustigent ouvertement les générations précédentes pour leur inaction et leur responsabilité dans cette crise climatique. On se souvient des incontournables “How dare you ?” et “OK boomer” devenus viraux et symboliques d’une hostilité manifeste entre générations sur cette thématique. Les centaines de manifestations observées en marge de la Cop 26 en sont une illustration évidente, majoritairement portées par ces jeunes générations et axées autour de la notion de justice climatique.

 

Des signaux largement contradictoires

Manifester pour le climat et adapter son mode de vie en conséquence semblent toutefois deux priorités souvent dissonantes. Ainsi, 20% des jeunes Français entre 18 et 24 ans affirment que consommer reste avant tout un plaisir, se hissant huit points au-dessus de la moyenne des Français, d’après une étude réalisée par le Crédoc pour l’Ademe. Une génération qui a donc appris à consommer, qui a grandi dans l’instantanéité des GAFA, et qui n’est pas prête à tout sacrifier.

Prenons la mode, par exemple. Une marque comme Shein, nouveau fleuron du fast fashion poussé à l’extrême et application shopping la plus téléchargée aux États-Unis, affiche une croissance impressionnante. Selon l’outil Nextrends développé par C-Ways, la marque compte 40% de followers Instagram en plus sur les douze derniers mois et son nombre de recherches Internet a même été multiplié par trois depuis début 2020, une évolution signifiante qui vient se rajouter au doublement de son chiffre d’affaires entre 2019 et 2020 !

Évolution des volumes de recherches de la marque Shein sur Google entre 2019 et 2021 (lissé sur 365 jours)

 

Pas d’états d’âme, donc, pour les millions d’adeptes qui remplissent leur panier sur les pages du site, renouvelées de plusieurs milliers d’articles low-cost chaque jour, ou pour les créateurs de contenu qui profitent du système de commissions très attractives de la marque. L’univers de la mode est certes impacté par le développement de la seconde main, mais interrogés sur leurs motivations, les acheteurs de vêtements d’occasion citent en premier bénéfice celui de pouvoir acquérir davantage de pièces, loin devant d’autres critères écologiques, selon l’enquête C-Panel menée par C-Ways en octobre dernier.

Sur le marché de l’automobile, pourtant largement stigmatisé, la tendance est la même. En octobre 2021, 47% des modèles vendus étaient des SUV (Source Autoways), alors même que, selon une étude menée par le WWF France, L’impact écrasant des SUV sur le climat, ces modèles consomment 20% de plus que des véhicules équivalents et représentent la deuxième cause de croissance des émissions françaises de GES. L’étude va même plus loin en affirmant que l’empreinte carbone de ce type de véhicule, sur tout son cycle de vie, est 1,3 fois supérieure à celle d’un véhicule standard, et près de six fois plus importante que celle d’une citadine électrique. Pas étonnant, donc, que d’après Autoways, seulement 7% des possesseurs de SUV ont considéré la minimisation de l’impact environnemental comme étant un critère de décision dans le choix de leur véhicule.

 

Dernier exemple qui illustre à merveille ce contraste : l’explosion du phénomène burger, icône fast food par excellence et nouveau produit d’appel, proposé aujourd’hui dans 80% des restaurants français et meilleure vente dans 80% d’entre eux (Source Gira Conseil) ! La croissance exceptionnelle des ventes de ce produit va de pair avec un intérêt croissant, à la limite de la fascination, qui entre même dans les cuisines des établissements les plus prestigieux. Étonnant lorsque l’on connaît l’impact environnemental désastreux de la viande de bœuf, là encore largement médiatisé. Rappelons simplement ici que l’élevage de bétail totalise 15% des émissions de GES au niveau mondial, et plus de 60% des émissions d’origine agricole, dont près de 80% imputables directement aux bovins. Des proportions vertigineuses qui auraient de quoi rebuter plus d’un amateur de burger…

Une différence qui se creuse entre intérêt général et intérêt particulier

Comment concevoir que puissent coexister une telle notion d’urgence climatique et de tels signaux d’un profond détachement ? Plusieurs pistes sont à explorer.

D’abord, soulignons la notion d’effort individuel, qui semble difficile à appréhender lorsqu’il s’agit d’environnement. Ainsi, les Français sont préoccupés, mais cet enjeu paraît presque hors de portée, tant l’action à mener semble colossale. Ainsi, l’Insee, dans son enquête Camme, nous apprend qu’un Français sur deux cite l’État comme acteur légitime prioritaire sur ce sujet, là où 21% seulement citent les ménages. 40% des Français interrogés sur leurs attentes en matière d’action publique environnementale citent d’abord, et de loin, la lutte contre le réchauffement de la planète. Comme si ce chantier était finalement trop lourd pour être porté par les foyers eux-mêmes… qui restent paradoxalement méfiants, voire défiants, envers des élites dont ils estiment, pour moitié, qu’elles prennent sciemment des décisions n’allant pas dans l’intérêt de la majorité (Fractures françaises 2020). Plus flagrant encore, l’enquête Camme de l’Insee souligne la déconnexion profonde entre perception des enjeux environnementaux à l’échelle nationale ou globale, et désagréments perçus à l’échelle du lieu de vie : 22% des sondés ne déclarent aucun problème rencontré, et 40% n’en citent qu’un, à commencer par le manque de transports en commun, puis le bruit. Des Français préoccupés, donc, mais nullement gênés au quotidien par ces enjeux qu’ils considèrent d’un niveau supérieur.

Une autre raison de ce paradigme concerne l’impact économique qu’entraîne la nécessaire adaptation des modes de vie. Parmi les motivations pour acheter des produits plus respectueux de l’environnement, 36% des Français mentionnent d’abord la certitude d’un coût équivalent (Source Insee, enquête Camme). Rien de surprenant quand on constate que le pouvoir d’achat n’est jamais très loin dans les préoccupations exprimées. Ainsi, Futuribles nous apprend que 80% des consommateurs sont prêts à envisager des changements générant des économies, comme acheter des ampoules à faible consommation, par exemple. Mais le surcoût d’autres mesures ne serait, lui, toléré que par un petit tiers de la population seulement. Agir pour la planète, oui, mais sans que cela n’impacte leurs finances, donc… ni leur capacité de consommer toujours davantage.

Il existe toutefois une couche de la population française pour qui l’effort financier ne devrait pas représenter de frein : les plus aisés. Surtout lorsque l’on sait que le niveau de revenus est étroitement corrélé au niveau d’émissions de CO2 dans l’atmosphère. Ainsi, en France, les 10% de foyers les plus riches émettent huit fois plus de CO2 que les 10% de foyers les moins riches (Source Lucas Chancel, Insoutenables inégalités). Malheureusement, la proportion est loin d’être équivalente en termes d’actions menées. Si les CSP+ multiplient effectivement davantage les petits gestes du quotidien (réduction de la consommation de viande, achats d’occasion, prépondérance du Bio, recours au vrac…), ces initiatives ne compensent absolument pas l’empreinte écologique considérable de leurs habitudes de mobilité, qu’ils peinent à modifier, via notamment un recours systématique à la voiture ou à l’avion.

L’inertie des comportements par rapport aux opinions est bien souvent observée, quelle que soit la thématique étudiée, mais cet écart est indéniablement plus marqué encore sur les sujets d’impact environnemental. Industriels, populations et États semblent tous trois avoir leur rôle à jouer, rôles d’envergures différentes mais d’importance égale. Ne pourrait-on pas toutefois, en alternative au durcissement des lois et à la coercition, envisager une solution plus responsable ? Les industriels, via la formidable puissance d’engagement générée par leurs marques, ne pourraient-ils faire montre d’un positionnement assumé, et d’une multiplication d’initiatives à impact fort et concret ? Serait-il illusoire d’imaginer la mort des stratégies court termistes en faveur d’engagements structurels profonds ? Les ménages, même ancrés dans leurs habitudes, risquent d’y être de plus en plus sensibles… Vous avez dit Green Bashing ?